Erdogan s'appuie sur l'idéologie des Freres Musulmans, nous dit Gregor Mathias

SDBR News: Il est maintenant confirmé que Recep Tayyip Erdogan envoie en Libye des forces turques, des djihadistes rescapés de la guerre contre les forces loyalistes syriennes et du matériel lourd (camions, missiles, etc.). Quel est son but selon vous ?

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Gregor Mathias : Erdogan veut redonner une grandeur à l’actuelle Turquie en reconstituant l’Empire ottoman d’antan, en s’appuyant sur l’idéologie des Frères Musulmans (confrérie fondamentaliste musulmane anti-occidentale) à laquelle appartient l’AKP, le parti d’Erdogan. Cette obsession l’a incité à intervenir pour déstabiliser la Syrie, lors de la guerre civile, et mettre fin aux velléités de création d’un Etat kurde. Il a mené une intense politique diplomatique en Afrique du Nord, en Egypte (soutien à l’ancien président islamiste déchu Mohamed Morsi), en Algérie et en Libye, en soutenant le GAN de Tripolitaine (contrôlant l’ouest de la Libye). La Libye côtière est considérée comme une zone d’influence turque, comme le montre cette carte de l’Empire ottoman.

SDBR News : Qu’est-ce que le GAN qui reçoit le soutien turc ?

Gregor Mathias : Le gouvernement d’Entente nationale (GAN) est dirigé par Fayez el-Sarraj ; il contrôle la Tripolitaine à l’ouest de la Libye. Ce gouvernement reconnu par l’ONU est constitué de tribus de l’Ouest très autonomes et de milices islamistes de la région littorale de Misrata composées de commerçants descendants de l’Empire ottoman. Cette région qui s’étend de Tripoli à Misrata, malgré sa faible étendue, est la région la plus peuplée de la Libye. Le président du GAN, Fayez al-Sarraj, malgré sa reconnaissance internationale, a peu d’autorités sur les milices et même sur Tripoli. Il est impuissant à empêcher le trafic de migrants, avec ses camps de transit et ses camps de travail pour payer la traversée et les départs de navires à destination de l’Italie.

SDBR News : On parle du gaz qui attirerait Erdogan ? N’est-ce pas un leurre des Medias pour éviter de nommer le panislamisme du Turc ?

Gregor Mathias : Ces dernières années, Erdogan a fait plusieurs offensives diplomatiques, énergétiques et militaires à l’est et au sud de la Méditerranée, au détriment de l’Union européenne, de la Russie et des Etats-Unis. Les points de crise se situent autour de la prospection du gaz autour de Chypre du Nord, occupée par la Turquie et qui n’est pas reconnue par la communauté internationale. Les potentialités gazières seraient proches des ressources de la mer du Nord. Ces prospections se font au détriment de la zone économique exclusive de Chypre. Le problème chypriote touche donc bien entendu les relations avec l’Union Européenne; c’est un des obstacles pour le processus de l’adhésion de la Turquie à l’UE. La Turquie fait également un chantage migratoire aux frontières de la Grèce et de l’UE pour obtenir le déblocage des aides financières promises par l’UE et destinées à prendre « en charge » les 3 millions de réfugiés syriens (incidents à la frontière grecque en mars 2020). L’UE a débloqué, le 6 juin, 485 millions qui s’ajoutent aux 4 milliards d’euros déjà versés sur les 6 milliards d’euros promis. L’UE avait également proposé la fin des visas pour les Turcs et une union douanière.

SDBR News: C’est un véritable chantage…

Gregor Mathias : Ces deux dossiers seront gérés par l’Allemagne qui prend la présidence tournante de l’UE pour six mois à partir du 1er juillet 2020…. La Turquie a soutenu militairement les groupes islamistes dans la région d’Idleb (cessez-le-feu russo-turc en mars 2020 pour arrêter l’offensive syrienne) et menace régulièrement les enclaves kurdes de la Rojava syrienne au sud de la Turquie et du PKK en Irak, deux organisations armées qu’elle voudrait voir classer comme terroristes par l’OTAN. Enfin, la Turquie a soutenu militairement le GAN en Libye alors qu’un embargo sur les armes a été décrété par l’ONU. Je suis persuadé que l’on ne peut pas déconnecter entre elles la résolution des dossiers du gaz autour de Chypre, des migrants syriens réfugiés en Turquie, de l’extension de la zone maritime turque en Méditerranée orientale et des conflits en Syrie et en Libye. Le recul sur un des dossiers (par exemple en Libye) se fera en échange de concessions sur un des quatre autres points d’achoppement.

SDBR News : Le maréchal libyen Haftar reçoit un soutien discret des Russes et de l’Egypte. Quel en est l’enseignement à tirer ? Quelles sont les évolutions possibles ?

Gregor Mathias : L’ouest de la Libye accueille le parlement (installé à Tobrouk, puis à Benghazi) depuis six ans. Ce parlement ne reconnaît pas l’autorité du GAN et unit les tribus de l’Est et du centre. Son homme fort est le maréchal Haftar qui a réussi à unir les tribus de Cyrénaïque et à déloger les groupes islamistes du centre et de l’est du pays. Refusant les plans de paix de l’ONU et le dialogue avec le GAN, le maréchal Khalifa Haftar, a pris le contrôle des puits d’hydrocarbures et a voulu profiter de sa situation de force pour faire la conquête de la capitale Tripoli, depuis avril 2019, remettant en cause les intérêts turcs dans le pays. Le GAN est soutenu par des miliciens islamistes syriens pro-turcs, des drones turcs, un système anti-aérien, des véhicules blindés et des livraisons d’armes turcs, comme l’a montré l’incident avec la frégate française Courbet. La frégate française devait faire respecter l’embargo d’armes sous le commandement de l’OTAN en contrôlant un cargo turc et a été visée par trois fois par un radar de conduite de tirs d’une frégate turque qui escortait le cargo. Khalifa Haftar est soutenu par la Russie (rivale également de la Turquie en Syrie), les EAU (adversaire du Qatar) et l’Egypte du maréchal Sissi, deux pays farouchement hostiles à l’islamisme fondamentaliste des Frères Musulmans. Des mercenaires russes, des hélicoptères, des drones et des missiles émiratis sont présents aux côtés des troupes d’Haftar et, dans le passé, l’aviation égyptienne a pu intervenir ponctuellement pour les appuyer.

SDBR News : Que peut-il se passer ?

Gregor Mathias : Comme l’a montré la guerre civile au moment de la chute de Kadhafi, les adversaires libyens de force souvent égale ont du mal à l’emporter sans appuis militaires extérieurs (armes, renseignement, aviation). En 2019, l’intervention d’un millier de mercenaires russes de la société Wagner a été une aide pour l’offensive de Haftar sur Tripoli, mais l’intervention turque a fait basculer la situation en mai 2020 devant la capitale. Désormais, les puits de pétrole contrôlés par Haftar sont menacés. L’Egypte a menacé d’une intervention au sol et dans l’air en cas d’offensive du GAN sur Syrte, l’Egypte ne pouvant pas tolérer la présence d’un Etat soutenant les frères musulmans sur sa frontière Ouest. Quant à la Russie, elle a renforcé son aviation (une dizaine de MIG-29 et deux Sukkoï-24) en Cyrénaïque, rendant plus difficile une offensive du GAN sur Syrte. La communauté internationale et les acteurs régionaux semblent tous converger pour obtenir un cessez-le-feu. Les « deux parrains » des frères ennemis libyens que sont la Turquie et la Russie ont appelé à un arrêt des combats, le 21 mai. Le 23 juin, les Etats-Unis ont demandé au GAN d’arrêter les combats et de collaborer à la lutte anti-terroriste, une autre manière de limiter l’influence russe en Libye en jouant l’apaisement. L’UE avec l’Allemagne, l’Italie et la France ont appelé, le 25 juin, à la fin des ingérences étrangères en Libye et au respect de l’embargo sur les armes (respecté par aucun des deux camps). La crainte serait que la Russie et la Turquie s’entendent pour éliminer l’influence européenne en Libye, comme ils l’ont fait au nord de la Syrie avec la France…

Après sa défaite, le maréchal Haftar devra consolider son hégémonie sur le parlement de Benghazi (Aguila Salah Issa) et vis-à-vis des tribus. D’autant plus que son âge (76 ans) et son état de santé (il a été hospitalisé en 2018) nécessiteront qu’il prépare sa succession en trouvant une personnalité consensuelle et forte qui arrive à préserver l’unité de la Cyrénaïque. Sans accord entre les tribus des différentes parties de la Libye (la Cyrénaïque, la Tripolitaine, les Touaregs et les Toubous du Sud), le pays est menacé de séparation. Le statu quo favorisera à long terme la partition de fait du pays. Même si l’Union africaine croit en l’intangibilité des frontières, on pourrait s’acheminer vers une séparation du pays sur le modèle du Soudan du Nord et Soudan du Sud en 2011 à moins que l’on trouve un Libyen consensuel qui arrive à renouer l’unité entre les tribus rivales de l’est et de l’ouest du pays comme l’avait fait Mouammar Kadhafi.

SDBR News: L’Algérie, qui semble nouvellement soutenir discrètement la France sur la BSS, pourrait-elle intervenir ?

Gregor Mathias : Le 27 juin 2020, E. Macron et son homologue algérien ont eu une conversation téléphonique lors de laquelle les présidents français et algérien ont eu « une concordance sur les points de vue sur la situation au Sahel et en Libye » confirmant leur volonté de travailler de concert. Il est vrai que depuis l’élimination au Mali, à une dizaine de kilomètres de la frontière algérienne, du chef du groupe terroriste du GSPC algérien Droukdelpar, par les forces spéciales françaises, grâce au renseignement américain, le 3 juin dernier, l’Algérie et la France semblent être pratiquement sur la même longueur d’onde. L’Algérie craint la déstabilisation de sa frontière Est. Alger et Paris craignent également une recrudescence du trafic d’armes et de djihadistes à partir de la Tripolitaine si la Turquie venait à consolider sa position, menaçant la stabilité de toute la bande sahélo-saharienne au moment où certains groupes armés peuls et touaregs au Mali négocient la fin du conflit avec Bamako.

SDBR News : L’épisode récent du cargo amenant des armes à Tripoli protégés par la marine turque est un incroyable bras d’honneur à la France, à la Grèce et à l’Otan. Que fait la Turquie dans l’OTAN ?

Gregor Mathias: La Turquie a été un membre de l’OTAN très important en raison de sa position géographique. Elle permettait à l’Alliance d’avoir des bases au Moyen-Orient, à Adana (la base d’Incirlik), et d’être le flanc sud de l’OTAN face à l’URSS.Cette base est dotée de missiles balistiques. Selon une information de l’agence Reuters en février 2020, les Américains utiliseraient la base pour lancer des drones de surveillance et donner des renseignements sur le PKK à la Turquie ; c’est donc, un accord gagnant-gagnant entre les deux parties, même si la Turquie a développé sa propre capacité en drones de surveillance et d’attaque. Après un accord entre les Etats-Unis et la Turquie, la base va être rénovée pour un montant d’une centaine de millions de dollars. En effet, cette base de l’armée américaine a une  position stratégique pour toute intervention aérienne en Syrie et en Irak. La deuxième base de l’OTAN de Kürecik possède un radar permettant de repérer les missiles balistiques depuis 2011.

La Turquie a signé avec le GAN un traité pour une délimitation des frontières maritimes à son profit en Méditerranée orientale, traité contesté par la Grèce et la France, deux pays membres de l’OTAN. En évoquant l’OTAN comme étant « en mort cérébrale », en novembre 2019 et en mettant sur la place publique l’incident avec la frégate Courbet, le président E. Macron veut montrer l’inaction de l’OTAN face à cet incident, position qui a été soutenue par l’assemblée parlementaire en charge de l’OTAN dans une déclaration du 23 juin 2020. Cet incident pourrait obliger l’OTAN à intervenir pour obtenir la renégociation du traité sur les limites maritimes de la Turquie en Méditerranée orientale, ce que n’avait pas réussi à faire la pression conjuguée de la RFA, de la Grande-Bretagne et de la France vis-à-vis d’Erdogan.

Gregor MATHIAS est chercheur associé à la chaire de géopolitique de Rennes School of Business. Docteur en histoire, il est spécialiste des relations internationales sur les questions de sécurité et de défense en Afrique, ainsi que du terrorisme.