Interview de Romain Lucazeau - Directeur général du groupe SCET
/SDBR News : qu’est-ce que la SCET* ?
Romain Lucazeau : La SCET existe depuis 1955. C’est une filiale de la Caisse des Dépôts dont le cœur de métier est l’aménagement du territoire. Nous avons été de toutes les grandes opérations de l’aménagement du territoire, avec ses réussites et ses échecs aussi : toutes les générations d'équipements, les villes nouvelles, les grandes infrastructures de transport, les grandes stations de plein air et les stations de montagne. Depuis 2012-2014, la Caisse des dépôts a décidé de nous transformer en cabinet de conseil et nous produisons des livres blancs, des rapports, etc. Nous sommes 350 consultants et experts, avec un petit tiers à Paris, un gros tiers à Lyon et le reste entre Toulon, Toulouse, Bordeaux et Angers. Nous travaillons sur des sujets où il nous semble qu'une évolution, soit des politiques publiques, soit de l'économie, va avoir un impact transformant significatif sur l'aménagement du territoire. Un de nos précédents livres blancs traitait des évolutions à venir de l'agriculture et ce que cela allait changer au territoire. Aujourd’hui, nous traitons des industries de défense.
SDBR News : Les industriels de la BITD**, surtout les ETI et les PME, souffrent aujourd’hui d’un défaut de commandes et d’un manque de visibilité. Comment dès lors leur demander d’absorber 30-40 milliards de commandes de plus par an ? Et de qui, tombées du ciel ?
Romain Lucazeau : Tout le monde dit cela, mais c’est à nuancer fortement. Pour plein de raisons. Premièrement, en effet vous avez raison, les industriels disent publiquement que l'État français n'est pas en cohérence avec ce qu'il est en train d'annoncer et que nous sommes loin de l'industrie de guerre. Cela est complètement vrai. Deuxièmement, dans ce contexte-là, c'est compliqué de monter en cadence, de prendre des risques et d'aller mobiliser des financements supplémentaires, alors que du financement à mobiliser, il y en a. Mais, quand vous êtes un fonds d'investissement et que vous voyez que le niveau de rentabilité des entreprises de la BITD est plus faible que celui d’autres entreprises, forcément vous hésitez. Donc je suis d'accord sur le fait qu'effectivement, il y a une problématique en lien avec les commandes en France. Le ministre de la Défense s'en est expliqué et c'est évidemment un problème.
SDBR News : Alors que proposez-vous face à cette situation ?
Romain Lucazeau : Néanmoins, quel que soit le scénario futur, les dépenses d'armement françaises ne vont pas monter jusqu'au ciel, pour plein de raisons : à cause du niveau de la dette, pour des raisons géostratégiques, parce que nous avons une armée mature et parce que la France est un pays doté de l'arme nucléaire, ses problématiques ne sont donc pas les mêmes que pour l'Allemagne ou la Pologne. Le potentiel de croissance de la dépense de défense en France est donc limité.
En revanche, un certain nombre de nos partenaires au sein de l'OTAN vont connaître, dans les dix prochaines années, une croissance forte de leurs dépenses d'armement. Elle représente de l’ordre de 30 à 45 milliards d’euros par an de commandes supplémentaires pour la France si celle-ci parvient à conserver sa part de marché. Je laisse de côté les marchés d’exportation traditionnels de la France, que sont notamment l'Inde et la zone Indo-Pacifique. Même en laissant ces marchés de côté, nous allons connaître, dans les dix prochaines années, une croissance forte des dépenses d'armement de nos partenaires au sein de l'OTAN. Donc ce potentiel de croissance est chiffrable et, même si on le surestime d'un facteur de deux, cela restera un volume extrêmement impressionnant en termes d'achats de matériels.
SDBR News : Donc en dehors du schéma d’achats de la DGA, c’est bien cela ?
Romain Lucazeau : En effet, il ne s'agira pas d'achats de matériel commandés par la DGA, il s'agira d'achats de matériel commandés par nos partenaires. Donc il y a un enjeu compétitif pour ce matériel qui sera un mix du marché : en partie américain et en partie européen, sud-coréen, etc. c’est sur cet aspect que se focalise notre rapport.
SDBR News : Le problème des industriels, ETI et PME, n’est-il pas d’avoir suffisamment de visibilité à moyen-terme pour prendre la décision d’investir et de recruter?
Romain Lucazeau : J'entends très bien ce que vous dites, parce que c'est effectivement ce que disent tous les industriels « Je peux investir à la condition qu'il y ait des commandes de la DGA »… Or il faut se dire que la grosse part du marché futur n'est pas en France. Et c'est là qu'il y a un vrai sujet de transformation pour les acteurs de la BITD, parce qu'il y aura des commandes conséquentes supplémentaires de la DGA mais pas au point de changer radicalement la donne. Ce qui va s'ouvrir dans les 2 à 10 prochaines années, ce sont effectivement des marchés considérables au Nord et à l'Est de l’Europe.
SDBR News : Pourquoi considérez-vous que les commandes des pays de l'OTAN puissent massivement concerner des matériels français, alors que le parapluie américain entraine logiquement des commandes de produits américains ?
Romain Lucazeau : Je suis d'accord sur le fait qu'il y aura une forte domination des matériels américains et notamment pour tout ce qui relève des plateformes. Il est important d'insister sur le fait que les plateformes - les chars, les frégates, les avions, etc. – sont les plus visibles et que ce sont des matériels qui ont un très fort sens politique. Mais il y a d'autres typologies de matériels, qui relèvent notamment des équipements, des logiciels, des services et qui forment aussi une partie substantielle de la BITD.
SDBR News : Donc le rôle de la France sera t’il limité à la quincaillerie face aux grossistes, entre autres américains?
Romain Lucazeau : Pas forcément. Ce n’est pas parce que la France n’est pas en capacité de vendre aujourd’hui des chars Leclerc à la Pologne, ou que l'Allemagne n'est pas en capacité de vendre des chars Léopard à la Pologne, qu'il n'y a pas tout un tas d'équipements accessibles autour des futurs chars polonais, avec davantage de modularité dans ces types d'équipements.
SDBR News : Le rapport du SCET dit qu’actuellement la capacité industrielle de la BITD est saturée, avec un taux d'utilisation des industriels français de 91%. Alors que faire ?
Romain Lucazeau : Oui, c'est exact. Il y a plusieurs niveaux de problématiques.
Première problématique : de notre point de vue, le gros du marché est à l'international. Donc il y a un problème de montée en capacité de certains acteurs qui, historiquement, ne sont pas des acteurs qui prospectent à l'international. Ce qui n'est pas simple, parce qu’il faut des compétences internes, avec la capacité à « chasser en meute », comme on a pu l’observer dans d'autres secteurs industriels. Mais les acteurs de la BITD sont souvent relativement loin de cette façon d’agir, car ils travaillent pour leurs plateformistes nationaux, qui sont dans un lien très fort avec la Direction Générale de l'Armement, et sur un marché sur lequel exporter n'est pas complètement trivial sur le plan réglementaire. Donc il y a un vrai sujet de mise en capacité de cet écosystème industriel à davantage aller attaquer des marchés export, ne serait-ce qu'en Europe, ce qui n'est pas simple et demande des ressources financières.
Deuxième problématique : la question de la capacité, de la montée en volume et de l’industrialisation d’une économie habituée à fabriquer des petites séries. La volumétrie historique des commandes de défense ne poussait pas les acteurs à adopter des approches nouvelles en termes de modularité des chaînes de montage, en termes d'industrie 4.0, en termes de cobotique, etc., pour aller vers des volumes plus importants. Les paradigmes changent mais cela demande encore des investissements.
SDBR News : Donc les deux premières problématiques touchent, selon vous, à l’investissement et à la prise de risques, c’est bien cela ?
Romain Lucazeau : En effet ! A la prise de risque et au financement des investissements. Les financements vont arriver, parce que les acteurs du financement commencent à se débloquer sur ces sujets-là. En revanche il y a un troisième facteur, assez critique pour cette montée en puissance, qui relève de ce qu'on appelle les clusters ou la structuration territoriale des écosystèmes industriels. Il s’agit de la volumétrie de la main-d’œuvre disponible et de sa qualification, de la capacité des industriels à faire de la R&D collaborative pour améliorer leurs méthodes, de la recherche de partenariats, de coopération publique-privée, etc. Tout ce qui devrait se passer dans les territoires et qui, pour plein de raisons, est effectivement très compliqué. De notre point de vue, au-delà du financement, le gros sujet touche à l'accompagnement des écosystèmes industriels de défense : pas simplement par de l'argent, mais par la structuration de clusters et la possibilité de faire monter des volumétries massives de ressources humaines pertinentes.
SDBR News : Vous présentez une carte de France avec des zones peu attractives et d’autres très attractives. Pourquoi classez-vous la région de Bourges en peu attractive, alors que s’y trouvent des acteurs majeurs de la BITD - MBDA, Nexter, Mecachrome entre autres ?
Romain Lucazeau : Parce qu’il s’agit de géographie industrielle, ce qui est un sujet traité à la SCET depuis 1955. Pour des raisons géostratégiques datant du 19ème siècle, l’industrie de défense s’est beaucoup positionnée au Centre-ouest, à l'Ouest, au Sud et au Sud-ouest, souvent dans des territoires relativement peu industriels, à l’exception de l'Île-de-France et de Toulouse où il y a un cluster aéronautique civil et militaire de taille critique. Les industries manufacturières françaises ne sont pas aux mêmes endroits. Or les entreprises bénéficient d’un surcroît de compétitivité lorsqu’elles sont intégrées dans des clusters économiques denses, où il y a des acteurs de secteurs connexes, des ressources humaines similaires, des centres de R&D, de la recherche publique, des Ecoles et Universités, etc. Souvent, les industries de défense sont à l’extérieur de ces zones-là. L'exemple de Bourges est un bon exemple, car il y a peu d’industries autres que de défense et ce sera compliqué pour un acteur de la défense, qui voudrait monter en puissance à Bourges, d’y trouver les ressources nécessaires.
SDBR News : Est-ce que la vraie question est donc une question géographique et d’aménagement des territoires ?
Romain Lucazeau : En effet. Comment trouver le bon équilibre entre faire grossir des implantations et des clusters existants, qu'on ne veut pas perdre, et être capable de lancer des activités dans d’autres zones où il n’y a pas ou peu d’industrie de défense mais qui sont bien dotées en termes de ressources humaines et en termes de facteurs immatériels ? Nous attirons l'attention des pouvoirs publics sur le fait que, dans un monde idéal, il faudrait penser une planification territoriale de l'industrie de défense qui tienne compte de cet écart géographique.
SDBR News : Quelles sont les options possibles ?
Romain Lucazeau : Il y a deux raisonnements possibles :
Soit une partie de la future croissance des industries de défense doit être dans des géographies qui ne sont pas ses géographies traditionnelles, mais qui sont des géographies pertinentes d'un point de vue industriel : par exemple la région Rhône-Alpes, qui n’est pas massivement concernée par la BITD mais qui est une des zones les plus denses en termes de disponibilité de l'expertise, de centres de R&D privés et publiques, de possibilités de partenariats, de recrutement, etc.
Soit cette croissance doit se situer dans des clusters d'industries de défense isolés, autour desquels il y a moins d’actifs matériels et immatériels, et il faut alors un soutien public pour y construire les éléments qui ne sont pas le cœur de métier, mais qui sont nécessaires à la réussite de cet écosystème et qui sont souvent partagées entre plusieurs acteurs : nous parlons d'écoles de production, de “lieux-totem”, de partenariats de R&D collaboratifs, etc. Tout ce qui constitue un cluster de défense et qui permet aux industriels d’aller chercher des points de performance.
Nous ne venons pas avec des solutions clés en main. En revanche, nous essayons d'attirer l'attention sur le fait qu’il ne suffit pas d’ouvrir, en réalité assez doucement, la vanne des financements, que ce soit de l'achat public, que ce soit l'intérêt plus important des fonds d'investissement, que ce soit le financement public, etc., que pour autant tous les problèmes seront résolus comme par magie. Pour débloquer la situation, il y a des choses qui relèvent du partenariat public-privé dans les territoires.
SDBR News : Par exemple ?
Romain Lucazeau : Nous parlons d’actions de moyen-terme. Par exemple, si vous lancez le projet de créer une école de production supplémentaire à Bourges, c'est un projet qui va prendre 3 à 5 ans et pour tourner à plein régime c'est plutôt 7 ans. Mais pour autant, c'est nécessaire. Il y a des méthodes pour accélérer les processus et, notamment, nous avons eu de vrais succès avec un programme qui s'appelait « Territoire d'Industrie » et qui n'était pas orienté Défense. Donc nous plaidons pour mettre en place une approche de ce type, c'est-à-dire d'identifier de façon bien ciblée les territoires sur lesquels on veut pousser le développement, les labelliser « Territoire d'Industrie de Défense », puis mettre en place de vrais mécanismes de soutien aux acteurs privés et publics pour mettre en œuvre, effectivement, des projets collaboratifs de montée en puissance de ces écosystèmes territoriaux.
Mais ce ne peut pas être une solution homogène qui s'appliquerait de la même manière dans tous les territoires. Il faut vraiment analyser l'écosystème industriel local, comprendre ses faiblesses, voir ce dont les acteurs ont besoin et puis les aider sur les sujets de formation, sur le soutien à l'exportation, sur la relation entre donneurs d'ordre et sous-traitants, sur les sujets de R&D collaborative et de montée en gamme industrielle, etc. et toujours en fonction du territoire donné. Ce qui implique donc de travailler localement, même si la mise en place d'un programme national prendrait tout son sens pour arriver à injecter de la force de frappe aux projets, en soutien aux collectivités locales et aux territoires.
**BITD: Base Industrielle et Technologique de Défense
Crédits photos: SCET