Gael-Georges Moullec - Ukraine: la fin des illusions

Gaël-Georges Moullec est Docteur en Histoire contemporaine et Chercheur associé à la Chaire de Géopolitique de la Rennes School of Business.

SDBR News : Vous publiez un nouveau livre intitulé "Ukraine: la fin des illusions*". A quelles illusions faites-vous référence ?

Gaël-Georges Moullec : Les trente dernières années ont donné naissance à un monde d’illusion, à la fois en Occident, en Ukraine, mais aussi en Russie. Aujourd’hui ces illusions ont pour résultat un affrontement militaire qui ensanglante l’Europe – la vraie, celle qui va de l’Atlantique à Vladivostok. La démocratie serait porteuse de paix, telle est l’illusion première. Or une guerre civile dans le Donbass ensanglante la démocratie ukrainienne depuis plus de huit ans. Le massacre a fait des milliers de victimes, principalement dans les rangs des civils ukrainiens russophones de la région du Donbass, tombés sous les coups de l’artillerie de l’armée ukrainienne et des bataillons nationalistes.

Si la démocratie se réduit simplement au recours à un vote populaire pour déterminer la composition de l’élite politique d’un pays alors, incontestablement, l’Ukraine est un pays démocratique. Encore une illusion qui cache la réalité. Les deux derniers présidents, Petr Porochenko et Vladimir Zelenski ont respectivement été élus à leur poste avec le soutien de la population russophone du pays désireuse de mettre un terme au conflit du Donbass. A l’inverse, leur politique a aggravé la situation par opportunisme politique mais aussi comme conséquence des pressions occidentales, de leur soumission aux intérêts des oligarques et de l’activisme des mouvements nationalistes.

Illusion toujours quand l’Union Européenne (UE) et l’OTAN, inlassablement présentées comme facteurs de paix sur le continent européen ont, par leur politique, volontairement attisé la renaissance et le développement d’un antagonisme entre l’Ukraine et la Russie.

Gaël-Georges Moullec

Enfin, l’illusion selon laquelle la paix et l’équilibre en Europe sont favorables au développement du business américain se dissipe aussi. Dorénavant, l’intérêt des États-Unis est d’organiser le chaos en Europe, ou dans sa périphérie immédiate, afin d’empêcher toute alliance eurasiatique avec la Russie. Elément factuel, la détermination mise par les États-Unis et leurs alliés les plus proches visant à rendre concurrentiel le prix du gaz américain pour mettre un terme aux importations de gaz russe en Europe.

Enfin, depuis l’intervention russe du 24 février 2022, le bon peuple européen est fermement encouragé à prendre fait et cause pour l’Ukraine. Or, ni l’Ukraine, ni la Russie ne sont en état de guerre l’une contre l’autre. Une telle situation de « non-guerre » est d’autant plus choquante que les pertes aussi bien civiles que militaires sont importantes. Assurément, une déclaration de guerre priverait les deux protagonistes tout à la fois des bénéfices du transit et de la générosité du FMI, pour l’un, et de la vente de gaz et de pétrole, pour l’autre. Et je n’aborde pas les conséquences d’une mobilisation générale pour les deux gouvernements, tout comme celles de l’internement de populations de citoyenneté russe en Ukraine et vice-versa. Quels que soient les résultats sur le terrain de l’opération militaire spéciale lancée le 24 février 2022 par la Russie, cette intervention aura mis un terme définitif aux illusions nées de la chute du communisme. L’adaptation forcée de la société russe à une illusion dictée d’ailleurs est un échec retentissant…

SDBR News : En rappelant l'Histoire depuis les accords de Minsk en 2014, vous mettez en cause la responsabilité de l'Allemagne, de la France et de leurs gouvernants qui ne les ont pas fait respecter. Pourquoi à votre avis? Qu'auraient-ils du faire?

Gaël-Georges Moullec : Comble de l’ironie, l’hécatombe se déroule sans que les démocraties européennes, en particulier l’Allemagne et la France, en charge du respect des Accords de Minsk issus du format de Normandie, ne cherchent à les faire respecter entre l’Ukraine et les Républiques du Donbass – de Donetsk et Lougansk. Ces deux pays avaient aussi été à la manœuvre pour « garantir » les accords de février 2014 entre les émeutiers de Maïdan et le président de l’époque, Viktor Ianoukovitch. La garantie était si forte que ce dernier à été contraint de s’enfuir le soir même de l’accord afin de garantir son intégrité physique.

SDBR News : Vous rappelez que l'Ukraine jusqu'au 23/02/2022 était considérée comme un quasi "état voyou". Pourquoi ce revirement soudain des membres de l'OTAN?

Gaël-Georges Moullec : Depuis le 24 février l’Ukraine a changé de statuts. Pays à problèmes, connu pour la corruption y régnant et sa confrontation avec la Russie, l’Ukraine est passé en une nuit au statut de “poste avancé de la démocratie contre la dictature du régime Poutine”. Certes tout le monde sait que « plus le mensonge est gros et mieux il passe », mais quand même… Soyons clair, la Russie est tombée dans un piège tendu depuis déjà de nombreuses années. Sa première manifestation a été la Révolution Orange de 2004, au cours de laquelle un troisième tour des élections présidentielles avait permis au champion de l’Occident, Viktor Iouchtchenko, d’arriver au pouvoir. A partir de ce moment, la Russie fait le mauvais pari en continuant de penser pouvoir contrôler le pays au travers d’élites stipendiées par des accords gaziers particuliers. Plus intelligemment, les Occidentaux développent leurs interactions avec la société civile, tout en tolérant le développement d’organisations paramilitaires. C’est cette alliance Democratico-Néonazie qui arrive au pouvoir au travers du coup d’Etat de février 2014. Quelques mois plus tard, la Russie fait une nouvelle fois le mauvais choix, en reconnaissant les élections présidentielles conduites dans un pays toujours parcouru par des troubles.

SDBR News : Finalement, Poutine est-il fou ?

Gaël-Georges Moullec : Encore une nouvelle maladie ? Non, simplement c’est un homme qui se trouve confronté à la fois à son passé et aussi à son présent. En 2000, il est l’héritier d’Eltsine, anticommuniste, attaché au marché et à l’intégration de son pays dans la grande famille de l’Occident. Puis, peu à peu, du fait des diverses fins de non-recevoir de l’Occident à chacune de ses propositions, il se trouve réduit aujourd’hui au rôle d’ennemi public numéro un, en particulier pour les anglo-saxons. Son avenir dépend désormais de l’attitude du peuple russe, se défaire de lui, tôt ou tard, comme les Serbes l’on fait avec leurs anciens dirigeants, ou bien comme l’Iran, entrer en résistance pour plusieurs décennies,  

SDBR News : Vous évoquez, avec ce conflit en Europe, "le début d'une nouvelle ère pour le Monde". Que voulez-vous dire?

Gaël-Georges Moullec : Une nouvelle ère en effet, car cette crise dissipe la croyance occidentale en une globalisation heureuse et salvatrice. Déjà mise à mal lors de la crise de la Covid-19, Cette croyance s’écroule au moment même où les combats actuels mettent en péril l’équilibre alimentaire mondial.

Désormais, les pays européens ne sont pas à l’abri des pénuries, cette fois-ci dans le domaine énergétique. Étonnamment, la dépendance au gaz venu de la Russie anticommuniste et libérale est aujourd’hui devenue intolérable, alors que cette même dépendance était relativement bien acceptée au temps de la Guerre froide, alors que les chars soviétiques étaient dans les rues de Berlin. Faute de politique européenne raisonnée et de la mise en place d’un mix énergétique soutenable, une nouvelle dépendance est en préparation, celle au gaz de schiste américain. Dans les conditions actuelles, ce Freedom gas n’a pas de prix, surtout si ce sont les consommateurs européens qui le paient et la compétitivité des entreprises implantées en Europe qui en pâtit. 

Quels que soient les résultats sur le terrain de l’opération militaire spéciale lancée le 24 février 2022 par la Russie, cette intervention aura mis un terme définitif aux illusions nées de la chute du communisme et, désormais, ce sont les confrontations multipolaires et non plus bipolaires qui marquent du début d’une nouvelle ère pour le Monde.